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Feux Noirs

Frayer dans un monde impossible

Mères enchanteresses et filles perverses.

Toni Cade Bambara

Toni Cade Bambara

 

 

Mères enchanteresses et filles perverses

 

Toni Cade Bambara

 

 

 

 

« There is a balm in Gilead to heal the sin sick soul »

Spiritual

 

Écrire sur ses souvenirs, sur papa-maman, sur sa vie, on est d’accord : ça n’apporte que des emmerdes. Alors il faut mentir, mentir beaucoup. Un mensonge qui déborde tellement l’écriture qu’on abandonne, enfin, toutes les petites questions miteuses sur la vérité et la littérature. Pour passer, définitivement, à autre chose.

Il y a une belle phrase de Deleuze, dans le premier chapitre de Critique et clinique – toute bergsonienne :

« [Écrire] est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivant et le vécu. »[1]

De la Vie, c’est-à-dire non pas une forme, toute faite, qui s’impose à une matière déjà donnée (un vécu, des souvenirs, une autobiographie, la famille), mais un courant, un élan, qui mis sous contrainte, diffracte, diverge, et produit des récits en nombre, invente des peuples, des continents, un réseau, un voyage, des artères.

Toni Cade Bambara dit un peu la même chose de son travail d’écriture. Elle dit surtout qu’elle ment beaucoup[2]. Plus que de mesure. Et que le domaine du menteur, c’est celui de la fiction pure.

Quand on ment, on fabule ; on ne corrige pas le réel, on ne cherche pas à en rendre compte, à le représenter. L’imitation, la mimesis - il est là, le vrai nid à embrouilles. Or, mentir, c’est toujours sauver quelque chose. Bien souvent, on trace des voies de sortie en fabriquant, en actualisant ce que ne peuvent ni le passé, ni les souvenirs, à savoir : frayer des possibilités de vie.

C’est en 1972 que Toni Cade Bambara (1939-1995) publie le recueil de nouvelles, Gorille mon amour (Gorilla, My love). Quinze nouvelles, courtes, écrites entre 1960 et 1970. Elles furent traduites en français par Anne Wicke, parurent aux éditions 10/18, puis Christian Bourgois,  enfin rééditées, cette année, par la maison Ypsilon.éditeur[3], avec la même traduction.

 Quand ces nouvelles paraissent dans les années 1970, Toni Cade Bambara est membre du Black art movement ; elle est une figure du Black Feminism naissant. Elle a déjà publié, en 1970, une anthologie féministe essentielle : The Black Woman, avec les contributions, entre autres, de Nikki Giovanni, Audre Lorde, Alice Walker, Paule Marshall.  

L’écriture de Bambara s’inscrit dans une tradition de combat : donner plus de force, plus de vie - augmenter la puissance des espaces mineurs. Ici de la communauté noire. Laetitia africana.

Mais une communauté est toujours à faire – elle navigue dans le domaine du non-représentable. La simple inversion du stigmate racial, de l’interpellation policière ne fixe pas de communauté unie, stable et même, il n’est pas sûr qu’elle produise de communauté. En surtout pas une communauté de semblables.

Il existe toujours la petite différence qui sape les totalités, qui fait dérailler l’unité, qu’on croit définie, une fois pour toute. Face au monstre ou à ce qui défie la norme, surgissent, très vite, les condamnations habituelles – celles qui tracent la ligne de démarcation entre les authentiques et les traîtres.

Or, Bambara nous dit que « sauver », c’est exploser cette ligne de démarcation. Quand les langages de l’authenticité et de la traîtrise sont disqualifiés, on peut s’engager dans des pratiques, des politiques qui donnent de la puissance et de la force. Et pour cela, il faut d’abord mentir. Mentir beaucoup. Refuser le tribunal de la vérité qui dit comment sont les choses et quelles routes elles doivent emprunter. Écrire, c’est faire cela : brûler le tribunal. L’expérience littéraire s’arrange très bien avec les êtres qui trébuchent, qui fanfaronnent et les histoires de vieilles sorcières.

Dans les nouvelles du recueil Gorille, mon amour, deux figures reviennent, quasi systématiquement : les mères enchanteresses et les filles perverses. Les mères qui enchantent avec des potions, leur tour de taille, des amulettes. Les filles perverses, celles qui fracassent les hommes, titillent les femmes et qui parlent trop fort. Ces filles là, elles savent sourire aux autres filles – un art que les filles, justement, pratiquent rarement entre elles … « trop occupées à jouer les fleurs ou les fées ou les fraises au lieu d’essayer d’être vraies et dignes de respect […] comme des êtres humains, quoi. »[4]

La perversité, ici, n’est pas du côté du mal, ni du côté de la pathologie clinique. Elle reste attachée au désir, parfois aux sexualités, mais elle n’est ni immorale, ni antisociale. Elle raconte la jouissance de troubler, sans s’inquiéter de l’état dans lequel on laisse les choses. Parce que ce qui vient, et la jouissance qui y mène, sont désirables en soi.

Les seules à s’inquiéter de l’état où sont laissées les choses, une fois qu’elles ont été chamboulées, ce sont, toujours, les mères. Les filles les admirent ou se plaisent à les maltraiter un peu, avec gentillesse ou condescendance. Dans Les filles Johnson, Grand-mère Drew recadre ses jeunettes qui, malgré toute l’expérience qu’elles affichent, se laissent, encore et toujours, berner par les hommes. L’émancipation réelle ne vient pas nécessairement des études ou des choix de carrière, elle vient plutôt de ce dont on a l’habitude de se moquer et qui se perd, la tradition :

 

« _ Tu vois, commence-t-elle en rejetant brusquement les cartes, quand j’étais jeune, les vieilles femmes se rassemblaient pour initier les jeunes filles comme toi à nos traditions. […] Et du coup, tu apprenais ce qu’il faut faire quand les hommes deviennent trop coquins ou regardent trop longtemps dans le vide. Tu apprenais aussi ce qu’il faut savoir sur les charmes, les amulettes et comment lire les signes et donc … »[5]

 

Aïe ! Bambara ne nous raconte-elle que cela ? La même foutaise ? Renforcer la communauté pour servir, en fin de compte, un discours réactionnaire ? Ce qui sauve, donc, c’est la tradition ?

La tradition de Grand-mère Drew, c’est une tradition mineure, cachée – celle qui amplifie les ressources de la perversité. Celle qui dit aux filles : « Attention mesdemoiselles ! Vous croyez dérailler et vous libérer, mais en fait, vous êtes prisonnières des violences du passé».

 

La vieille Maggie, dans la nouvelle « Maggie et ses bouteilles vertes », dira très nettement la même chose, mais plus radicalement. Les mères enchanteresses ne sont pas seulement là pour aimer, elles savent aussi renier. Maggie méprisera celles qui ont renoncé au trouble, en épousant le mauvais type, en s’occupant du linge, en lâchant toute ambition, en embrassant Jésus. Ses derniers conseils seront exclusivement pour la petite dernière de la famille, née dans la constellation du Bélier. Les cartes l’ont annoncé : elle est prête à dévorer le monde. Contre les tristes platitudes chrétiennes, la tradition vaudou renforce l’ « aptitude à [s’] envoler ».

 

Les mères enchanteresses soutiennent les perversités féminines – car elles sont salutaires. Elles sauvent, en les créant, les liens communautaires. Toute  communauté solide est une communauté inauthentique – en devenir, mouvante, refusant la gangue étouffante des codes et des normes de vérité. Elle se satisfait de ce qui la détraque et enfante ce qui la fait dérailler.

La communauté noire, si elle existe et si elle doit exister, ne peut reposer seulement sur la « noirceur », sur la « race » - sur le mode du stigmate retourné. Ce qui l’enfante, ce sont des traditions, cachées, mineures. Telle est la projection qui traverse l’écriture de Toni Cade Bambara. Traditions de résistance à l’oppression raciale, qui se transmettent et augmentent toutes les puissances. Les mères enchanteresses les détiennent, comme un secret. La noirceur de leur voix ne berce et ne console personne – elle sauve et elle pervertit les filles qui font dérailler le fantasme d'une communauté-totalité, authentique, fixée.

 

« Ma chère petite fille folle et perverse, s’il te plaît, prends garde à toi et pense à repeindre l’escalier de secours pendant ton temps libre. »[6]

 

 

 

 

 

[1] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les éditions de Minuit, 1993, p. 11.

[2] Toni Cade Bambara, « En guise de préface », dans Gorille, mon amour, Paris, Ypsilon.éditeur, 2018, p. 6 : « Voilà pourquoi je ne fais que dans la fiction pure, parce que je tiens à mes amis et à ma famille, et surtout parce que je mens beaucoup de toute façon. »

[3] http://ypsilonediteur.com/

[4] Toni Cade Bambara, « Raymond mon champion », dans Gorille, mon amour, Paris, Ypsilon.éditeur, 2018, p. 37.

[5] Toni Cade Bambara, « Les filles Johnson », op.cit., p. 155-156.

[6] Toni Cade Bambara, « Ma bonne vieille ville. », op. cit. , p. 115.

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