8 Octobre 2017
Pensées du retour.
Back to Africa – 1ère salve.
Je me rappelle une sortie pathétique lors d’un colloque.
Interpellée par quelqu’un sur ma couleur (ce fameux teint de bâtard) après avoir parlé de la « négritude ». Je me souviens vaguement de ma réponse à cette interpellation où le statut de ma couleur était clairement interrogé, mis en soupçon. Je me souviens surtout d’un mot, précis, qui a traversé ma bouche : « refuge ». Je ne sais plus trop ce que j’ai raconté ; je me rappelle surtout avoir dit que le signe « Afrique » matérialisait, dans le langage, dans ma langue, l’idée de refuge.
C’est certainement une ânerie, une vieillerie – encore une - romantique. Toujours la même – qui ressasse les idées de peuple, d’unité, de diaspora. Alors que les mots de traversée, d’identité voyageuse et d’hybridation sont célébrés et ce, à raison, mes rêves demeurent des rêves de sédentaire. Je rêve d’un continent, d’un sol, d’une terre où m’asseoir et me poser. Non pas d’un lieu, pour le dire comme Glissant, mais d’un territoire. C’est-à-dire d’un espace, qui possède une limite, un tracé souverain – et dont les frontières sont celles d’un paradis protégé. Contre les agressions.
Durant toute mon enfance européenne, j’ai grandi avec l’idée que le paradis était lié à une exigence, l’exigence du retour. Retour en Afrique. Et mieux en République démocratique du Congo.
Dans l’Atlantique noir, Gilroy spécifie l’idée de diaspora à partir de l’image du navire, des voyages sonores, des flots de l’océan. A partir de la mouvance érigée en norme, il récuse la puissance d’autres expériences diasporiques qui préfèrent se rattacher au sol, à la permanence, et peut-être à la racine. Dans le discours de Gilroy, ce sont les nationalismes noirs et plus précisément le « paradigme afrocentrique » (Ama Mazama), qui sont directement visés.
Mais penser le retour, ce n’est pas rester prisonnier du fétichisme de l’enracinement. Pas même d’un désir de survalorisation raciale et culturelle. On pense le retour, quand on fait l’expérience de la communauté absente.
Je vis dans un pays – une province – qui s’appelle la France. Et dans cette petite province, fascinée par le béton et les ronds-points, une armada d’intellectuels a cru bon de transformer cette expérience de la communauté absente en une expression éhontée de la clôture politique. Le fameux communautarisme. C’est une bêtise, mais elle a la vie dure.
Penser le retour, c’est construire les conditions de viabilité d’un territoire-refuge – matérielles et symboliques. Cette exigence ne repose pas sur les fables de l’identité et de la race. Elle n’est pas nécessairement liée aux pensées du donné. Le désir de retour vise la réinstallation concrète sur le continent africain. Il définit des pratiques – fortifier des créations qui soutiennent la vie, brisent les hiérarchies, les imaginaires nauséabonds hérités de l’histoire de la colonisation… Et il s’agit de démonter, plus que tout, leurs possibles intériorisations psychiques.
Je suis tombée, il y a peu, sur ce livre déjà ancien de l’historien Clarence Walker. We can’t go home again. An argument about afrocentrism, publié en 2001 aux presses de l’université d’Oxford, traduit en 2004 aux Editions Karthala sous le titre L’impossible retour. A propos de l’afrocentrisme.
Le livre propose une critique de l’afrocentricité. L’auteur choisit, délibérement, le terme « afrocentrisme ». Les lecteurs de Molefi Kete Asante le savent. Préférer le terme « afrocentrisme » à celui d’« afrocentricité » (afrocentricity) ; c’est déjà délégitimer l’objet, récuser la pertinence de tout discours se réclamant de l’afrocentricité.
Sous le vocable « afrocentrisme », le paradigme afrocentrique désigne une idéologie conservatrice, produit de savants irresponsables (irresponsible scholars, suggère ironiquement Asante) qui fabulent l’Afrique. Son unique objet, pour paraphraser Asante, consisterait à démontrer que Socrate et Cléopâtre sont noirs et que l’armée française a cassé le nez des sphinx durant l’expédition de Bonaparte en Egypte.
Il est clair que le paradigme afrocentrique (je ne parle pas d’afrocentrisme, pour ma part) pose problème. Machine à fabriquer des prescriptions et de la norme (soit œuvrer à sa dé-lactification symbolique). Produire un mythe de l’Afrique niant l’effectivité des conflictualités sociales et matérielles qui traversent l’histoire et le présent du continent. Soupçonner l’africanité réelle de pratiques hybrides sur les plans culturels et religieux (islams, judaïsmes, christianismes noirs). Produire, donc, de nouvelles schizophrénies.
De nombreuses critiques de l’afrocentricité traversent les écrits, puissants, de Cornel West, Appiah, Mudimbe, Gilroy, ou encore, aujourd’hui, Eddie Glaude etc. Critiques noires antiracistes, libérales ou radicales – africaines ou afrodiasporiques.
Parmi ces critiques, le livre de Clarence Walker, L’impossible retour, est intéressant. Il utilise toutefois un argument qui me pose problème. Et entonne le refrain de la trahison des clercs.
La première partie du livre trace l’histoire de l’émergence de l’idée d’afrocentricité. Il s’agit d’une histoire diasporique, africaine-américaine. La relecture, dans les amériques noires, de Cheikh Anta Diop, WE.B. Du Bois, John Henrik Clark etc.
La deuxième partie du livre, « Tous les dangers de Dieu ne viennent pas de l’homme blanc », interpelle sur un point précis : la conception du savoir à partir de laquelle la critique du paradigme « afrocentrique » est effectuée.
Clarence Walker écrit :
« Ce qui fait l’unité de ces appels à une histoire positive, c’est la conviction que l’histoire a un but thérapeutique. Mais on n’étudie pas le passé pour se sentir bien ou mal dans sa peau. Les historiens étudient le passé pour comprendre le passé, et ils le font en sachant bien qu’une histoire positive n’a jamais empêché personne de commettre des crimes horribles ou de faire des erreurs. […] Le but affirmé de l’histoire afrocentrique est de corriger la condition de « menticide » ou d’anomie qui affecte les Noirs et qui leur a fait perdre leurs racines et leur africanité. La panacée afrocentriste pour ce handicap psychique est l’éducation et, dans l’éducation afrocentriste, l’histoire joue un rôle capital… » (p. 179)
Bon … la tentative de créer du dissensus n’est pas vraiment convaincainte … Soit.
Le savoir qui se reçoit produit des effets psychiques ou sociaux ; des livres, des textes bouleversent parfois des vies et les consolident. C’est un peu l’idée classique de toute éducation émancipatrice … Des pratiques qui réparent des vies, diminuées par des oppressions.
La réflexion passionnante ouverte par les débats, multiples, sur le paradigme afrocentrique, c’est qu’il s’agit de questionner ce que peuvent être des « sciences humaines » appliquées – pensées non plus depuis la perspective des vainqueurs, mais depuis la perspective de ceux qui ont été désignés dans les grands récits victorieux de l’histoire, de la philosophie, et des théologies, comme des vaincus. Des sciences humaines appliquées aux traumatismes de l’histoire, qui démontent, donc, les ontologies victimaires. Réparer pour forger la station debout.
Il ne s’agit pas de fabriquer des Royaumes quand règne la désolation. De bomber le torse, ou de dresser des palais là où tout est resté à l’état de friche. Nul besoin ni de mensonge ni de délire.
L’exigence de retour, au cœur de nombreuses politiques afro-diasporiques (et pas seulement afrocentriques), traîne avec elle cette approche de la connaissance. Retour sur les savoirs et les récits qu’on emmène avec soi pour préparer l’autre retour.
Le retour sur la terre ferme est aussi une histoire de flots, de mouvements – ce que ne pensent ni Gilroy, ni Walker. Il raconte aussi des histoires d’impermanence, qui ne sont pas fascinées par le fétichisme de l’origine.
L’idée de retour comme métonymie des vies diasporiques. Faire retour vers ce qui, parfois, n’a jamais appelé, vers une terre dont on ne possède pas la langue. Rentrer là où ne nous attend aucune famille. Pour cela, bien souvent, il faut mobiliser deux langages. Dans les consciences afro-diasporiques, les langages voyageurs de l’hybridation, tout comme les mots radoteurs de la tradition et des racines racontent souvent la même histoire – celle de possibles retours indéfectiblement liés au récit de la communauté absente.
Clarence W. Walker – L’impossible retour, Paris, Karthala, 2004.
Colloque à venir : « Afrocentricités : histoires, philosophies, pratiques sociales » - Paris, 21 novembre – La Colonie.